Flipote

Flipote, c’était ma Mamie, Françoise Giojuzza. Elle écrivait des poèmes pour son plaisir, qu’elle publiait les dernières années de sa vie sur un site communautaire de poésie qu’elle avait découvert, Ice Tea & Fluminis poèmes. Au fil du temps, elle s’était fait des amis sur ce site, des amis proches, avec qui elle échangeait sur la poésie et plein d’autres sujets.

Quelques mois après sa mort, j’ai entrepris d’éditer ses poèmes sur un nouveau site, afin d’avoir une typographie plus claire, et de supprimer les poèmes en double et ceux dont elle n’était pas l’auteur — mais qu’elle récitait de mémoire à l’attention de ses amis d’Internet — tout en laissant intacts les poèmes originaux sur le forum. Voici l’intégralité de sa prolifique production connue.


Toile représentant Françoise Giojuzza, alias Flipote. On peut lire\nla signature de l’auteur\u00a0: Jean Dreux, 1976

Sans peur je balance en ligne
Mes mots de mamie indigne.
Bien pis ! je persiste et signe.

La grande marée

Z’étaient rongés par la misère
Ils sont partis par désespoir
Pour trouver la nouvelle terre
Avec dix lir’ dans leur mouchoir

Leur vieux sol était bien précaire
Âpre, pour tous ces va-nus pieds
C’est ainsi qu’ils prirent la mer
Au p’tit matin d’un bel été

D’autres arrivaient de Dublin
De Cork ou du Conemara
Ils n’avaient pas d’autre destin
Sinon de s’en aller là-bas

Ils ont déserté cette ornière
Où s’enlisait leur vieille Irlande
Emportant l’image dernière :
Deux, trois poulains broutant la lande

Refrain :
Qu’ils soient d’Irlande ou de Sicile
Y en a pas un qu’a oublié
Le souvenir de la grande île
Où, dans l’temps, leur papa est né
Portant, dans un sachet jauni
Un peu de terre, un peu de terre
Un peu de terre du vieux pays
En souvenir de la misère
Ça oui ! mais de l’Amour, aussi

Tous, ils étaient bien trop nombreux
Au milieu de leurs orangers
Tous, ils étaient trop miséreux
À l’ombre de leurs chers pommiers

Y avait du brouillard dans leurs yeux
Quand s’éloignait le beau « trois mats »
Leurs tristes cœurs battaient, fiévreux
Et les plus vieux pleuraient tout bas

Ils ont fait maçons, ou dockers
Et ils se sont rompus l’échine
Parfois même ont virés gangsters
Malgré la volonté divine

Avec le temps, ils ont fait souche
Dans l’Ohio, dans l’Nevada
Ont pris parfois un chemin louche
Y a des fois qu’on ne choisit pas

Refrain

Pis, en fin d’compte, les v’là ricains
Beaucoup de gestes, cathos bons teint
Par hasard ont-ils oublié
Le mas, la biquette et le pré
L’églis’ qui les a baptisés
La belle fill’ de leur jeunesse
Et les paroles de leur curé
Les jours sans pain et la détresse

La vie d’là-bas, vers Palermo
Les processions d’Feragosto
La façon d’faire la pasta
Dans leur vecchia Sicilia ?

Les Irlandais, s’bourr’ de coups de poings
Sonnez, bag pipes, dansez la gigue
Sang irlandais ne froidit point
Leurs femmes en portent la fatigue

Beaucoup dorment au cimetière
Sur leurs tombes on a réuni
Un’ poignée de la vieille terre
À celle des États-Unis

Dors, dors, Nono ! dormi, Zia!
Nous vous berçons dans l’Montana
Dormi padre, dormi mamma
Viv’ l’Amérique et l’Italia

Ziti! ziti! Sentite la «ninna nanna»
Dormi padre, dormi mamma
Là dove siete quàgiu
Il dolore non ch’e ne chiu

La grenouille solognote

La grenouille verte solognote
A la peau du cou qui tremblotte
Elle est si douce et rigolote
Avec son bel œil cerclé d’or
Que je l’adore !
Quand ell’ me regarde en douceur
Et que je vois battre son cœur
Même pas peur !
Semble-t-elle me dire :
Moi je ne sais pas même lire
Ni cuisiner, non plus écrire
Mais je saute drôlement bien
Lorsque je m’étends soudain

Elle fréquente un chouett’ crapaud
Pas bien beau
Mais si tendre et spirituel
Que, sur mon cœur
On oublie sa laideur
Car c’est un détail « factuel »

Mais, c’est un point « sociétal »
Qu’on néglige, en général
Ell’ ne peut l’épouser s’lon moi
Car c’est interdit par la loi !

Cette histoire fut un secret
Qui comm’ souvent a « fuité »

J’ai pour rire truffé la fin de mon histoire de trois mots nouveaux et agaçants (agaçants pour une vieille taupe).

La grue

Taisez-vous donc, gars de la rue,
Qui transperce ainsi notre espace ?
C’est une grue, la blanche grue,
Arrivée du Japon, qui passe,

Elle bat lentement des ailes
Devant la lune et la séduit,
Voyez, voyez comme elle est belle !
Silencieuse, dans la nuit

Ô Lune, Lune de mon cœur,
Qui saurait donc la connivence
Soit grand bonheur, soit grand malheur !
Entre toi et l’oiseau qui danse.

La java du marlou

Une deux trois, une deux trois
Adieu la tristesse
Les mains sur les fesses
0 petits pas, petits pas
C’est la java du grand Loulou
Dans tout Pigall’ l’plus grand marlou
Chéri d’ces dames, et voleur d’âmes
Casquette penchée
Et main très soignée
Qu’a jamais
Jamais travaillé
Bien plus fort à la coinchée
L’plus grand mac du quartier
Et la main qui claque
Si quelqu’un l’arnaque
Se mettant d’côté
Un’ part des billets
Et pourtant ell’ l’aiment
Comm’ le Bon Dieu même
À qui qui dans’ra
Avec lui, la java
Vous n’comprenez pas ?
Il a la main dure :
C’est une culture
L’quartier qui veut ça !
C’est comm’ ça
Avec les pépées
Faut d’la fermeté
Un’ deux trois, un’ deux trois
En avant ! la java

La java du marlou – second brouillon

Un deux trois, un deux trois
La voilà, la vraie java
La vraie de vrai
Là, dans la rue des maitais
C’est la java du marlou
Qu’on danse les mains sus l’cou
Ou sur les fesses
De nos gonzesses
Un deux trois
Une deux trois
Pour s’donner la belle allure
Dans l’genr’ Dédé-La-Saumure
Il faut dans ce beau négoce
Le doulos !
Attention à la r’luquett’
Du côté de sa gisquette
Ça peut virer au baston
Bas le cal’çon
Et pour peu d’chose
C’est pas d’la rose
La volée d’gnons
Pour vos oignons
Ici, faut bien se garder
D’occuper trop le plancher
De lui écraser les pieds
Si tu veux pas calancher
À part ça
C’est du bon temps
La java, qui vir’ qui va
À Ménilmontant

La Julie

Après la mess’ du dimanche
R’gardez la Julie Lanson !
Voyez comme ell’ se déhanche
Pour aguicher les garçons.

Et quelle œillade elle lance
Quand elle croise Justin !
De quell’ façon ell’ balance
Son joli p’tit popotin !

Faut bien dir’ que ce gars-là
Est le plus rich’ du canton !
C’est pas pour un galapiat
Qu’ell’ le bouge’rait d’c’te façon !!!

Monsieur le curé fulmine
Tout en la lorgnant de loin,
La chaisière récrimine
En lui chuchotant : « putain ! »

Tout’ les femmes du village
Lui mettraient bien un’ mandale
Chignon et la langue en rage
En ameutant au scandale !

Cette garce au bel œil noir
Ferait péter les braguettes:
Et tous les hommes, le soir,
Ne rêvent qu’à ses mirettes

C’te fill’ là dans un pays
C’est bien pire qu’un brûlot
Ell’ mettrait le feu, pardi !
À la ferme et à l’enclos !

Sa mèr’ met tout son espoir
Dans les fesses de sa fille :
Car ell’ l’envoie chaque soir
Danser sa p’tit’ séguédille !

La jument de Combleux

À dix ans, réfugiée à Combleux, j’allais à l’école du village depuis Pâques. Une autre famille de réfugiés arrivait à l’école dans une carriole tirée par une belle jument blanche. Tous les enfants de l’école avaient essayé cette jument et voyagé dans cette carriole. Elle était devenue « la jument de l’école ».

Belle jument qui caracole
Comment pourrions-nous oublier
Le si joli temps de l’école
Le joli temps des écoliers

La gomme et l’encre et le plumier
Cartes muett’, cahiers de brouillon
La maîtresse et son poulailler
Les belles nattes de Louison

Les kilomètr’ pour arriver
Passant près de « l’étant fiévreux »
L’odeur de pomme au vieux verger
Et nos petits cœurs amoureux

Quels gracieux amours c’était là !
Sans un projet, et sans aveux
Souffles de Mai, fleurs de lilas
Main furtive, douceur des yeux

Coccinell’ glissée dans le cou
Croissant hardiment partagé
Giclée de sable sur le genou
Gestes prudents, secret ! secret !

Bouton de rose de l’instant
Fleur suave, fleur éphémère
Vous en souvenez vous Laurent
Et Sidonie, et Bérangère ?

Belle jument qui caracole
Un jour nous ramèneras-tu
Au si joli temps de l’école
À reculons, au temps perdu ?

J’entends tes sabots sur la route
Déjà mon rêve est en déroute
Ils claquent là-bas dans la rue
Peu à… peu ne… les… entends… plus…

La lettre à Nicolas

Chez les filles de quinze ans

Moi je viens d’un pays,
Où on n’disait : « Je t’aime »
Y a quelqu’ décennies,
C’était l’évidenc’ même

Que ce soit Jean ou Charles
Sagement attendions
Que le god’lureau parle
(Peur d’passer pour goton !)

Oui, oui, nous attendions
Cœur en feu, sans faiblesse,
La dé-cla-ra-ti-on
De l’homm’ de notr’ jeunesse

Pourtant, j’en connus une
Qui écrivit un jour
Inspirée par la lune
Et par un grand amour

Me fit lir’ son brouillon,
Je lui dis : « c’est tout bon ! »
J’aurais n’aurais osé
Un « mot » si libéré

Lettre à Nicolas

Nicolas
Ma douceur
Mon chocolat
Mon p’tit cœur,
Mon p’tit gars
J’attends l’jour
Où tu m’feras la cour
Car pour moi, c’est près d’toi
Que j’veux vivre l’amour
Nicolas
Les autr’gars
D’notr’ pays
Et mêm’ tous ceux de la France
Peuv’ toujours tenter leur chance
Comm’ d’un clou, je m’en balance
D’leurs effets d’leurs manigances
Alors, voilà : je me lance
Y a bien que toi
Que je vois
Nicolas
Mon grand gars
Ma douceur en chocolat
De résolution, suis riche
De craint’ qu’une autr’ ne t’aguiche

Elle était mignonne, sa lettre, et tellement osée