Flipote

Flipote, c’était ma Mamie, Françoise Giojuzza. Elle écrivait des poèmes pour son plaisir, qu’elle publiait les dernières années de sa vie sur un site communautaire de poésie qu’elle avait découvert, Ice Tea & Fluminis poèmes. Au fil du temps, elle s’était fait des amis sur ce site, des amis proches, avec qui elle échangeait sur la poésie et plein d’autres sujets.

Quelques mois après sa mort, j’ai entrepris d’éditer ses poèmes sur un nouveau site, afin d’avoir une typographie plus claire, et de supprimer les poèmes en double et ceux dont elle n’était pas l’auteur — mais qu’elle récitait de mémoire à l’attention de ses amis d’Internet — tout en laissant intacts les poèmes originaux sur le forum. Voici l’intégralité de sa prolifique production connue.


Toile représentant Françoise Giojuzza, alias Flipote. On peut lirela signature de l’auteur : Jean Dreux, 1976

Sans peur je balance en ligne
Mes mots de mamie indigne.
Bien pis ! je persiste et signe.

En l’année 1912

En l’année mille neuf cent douze,
J’ai perdu le goût du pain,
Versé larmes de jalouse,
Pleuré du soir au matin.

Tout ça parce qu’y’avait un drille,
Qui m’avait fait les yeux doux,
Quand j’étais jeune et gentille,
Dans ma robe de pilou.

J’comptais bien m’faire un’ famille,
Quand il me tenait la main,
Les beaux soirs sous la charmille,
Où il m’faisait des câlins.

Il venait de la Durance,
Qu’il avait les yeux brillants !
Il m’donnait de l’espérance,
Avec tous ses boniments.

Pis, m’a préféré une fille,
Toute couverte de sous,
Rencontrée à la gambille,
Adieu les beaux rendez-vous.

J’ai pleuré, pleuré d’souffrance,
C’était bien intelligent !
Y’a pas qu’un seul gars en France,
J’ai bien gaspillé mon temps !

J’ai langui plus d’trois années
Perdant le goût de l’ouvrage,
Sans aller à l’assemblée,
Sans poudre sur le visage

Et plus tard, j’ai connu Pierre
Qu’était pas du genr’causant.
Savait rien d’la tendre guerre
Ni fair’ de beaux compliments.

M’a traînée à la mairie.
J’étais pas bien emballée
Oui, mais savez-vous ceci ?
Je me suis mise à l’aimer.

Il m’a établie fermière,
Il m’a fait trois beaux enfants.
On a cent hectares de terre
Où les blés y vont grainant.

Et le soir, je suis bien fière
Quand je regarde mes champs.
J’me demande quelle sottisière
J’étais en m’rongeant les sangs.

Et pourquoi qu’j’ai tant souffert,
Je me l’demande à présent.
Je suis si bien près de Pierre.
Sait toujours pas m’dire comment.

Il m’chérit à sa manière
Sans me dire un mot charmant.
Tout ça c’est un grand mystère,
Faut pas chercher plus avant.

L’autre, avec son héritière,
A été cocu… beaucoup !
Un’ drôle de particulière !
Mais de tout ça, moi, j’m’en fous.

Comme elle est fort dépensière
Furieusement grippe-sous,
Ell’ lui a bouffé tout l’douaire
Et le capital itou,

Et l’a laissé sans un sou.
Depuis, ell’ fait la fruitière
Du côté du Lavandou
Ça marche fort, elle est fière :

Elle sait accrocher l’client
En ondulant par derrière,
En rigolant par devant
C’est rien qu’une aventurière…

Elle a pas trop à s’en faire :
Leur seul fils qu’est un marlou
L’aide bien à sa manière
Il finance et gère tout.

Paraît qu’lui s’est mis à boire.
Je suis triste en y pensant
Il suit les marchés, les foires
Gagne sa vie chichement.

On dit qu’il fait rémouleur
– Quand il est pas au bistrot !
Ça m’fait quand mêm’ mal au cœur
J’y veux pas d’mal, à c’t’idiot…

Pour moi ma vie est « pépère »
Près d’mon homme que j’aime tant
Il mène bien son affaire
Et j’le vois toujours content.

Ma fill’ m’a rendue grand’mère ;
J’fais des crêpes aux p’tits enfants.
J’vous jure : je n’pense plus guère
Aux chagrins de mes vingt ans.

Tiens ! Voilà Pierre qu’arrive
Ses yeux doux sous sa casquette
Sa tendresse toujours vive
Me rend toute guillerette.

Viens, mon Pierre, on va se boire
Un p’tit coup de Sauvignon.
T’as l’air fatigué ce soir !
C’est-y bien à la maison !

Encore lui !

Les surnoms du prince de ces lieux

Jamais chat créchant chez nous
N’eut autant de surnoms fous
Que ce Biloute increvable
En invention discutable
Pour le patron,
Écoutez donc :
C’est le « drôl’ d’outil plein d’poils »
C’est le « galant général ! »
C’est « l’artiste en couillonnades »
C’est le « mangeur de salades »
Quelquefois, c’est Ratapoil,
Ce qui lui va bien, ma foi !
Tout l’mond’ n’a pas chat chez soi !

Ce grand niqu’ douill’ de boucher
Celui qui vient nous livrer
L’appelle le « tigre mide »
Car il est un peu timide
Ou même l’polaroid
Mais va donc savoir pourquoi ?
C’est un mystèr’ de la Foi

L’plus charmant, le plus flatteur
Çui qui lui va droit au cœur
Et grâce auquel il s’la pète
Plus que le chat d’la préfète
Ouille ouille ouille oï oï oï !
C’est le nickname de « Play boy »
Merci pour lui, Vanessa
Y avait qu’toi pour trouver ça
Toi qui a tous les talents
Depuis les pieds jusqu’aux dents
Toi qui dans’ la tarentelle,
En long jupon de dentelle

Encore l’enfance

Le jour de mes sept ans, je reçus cette « affaire »
Si longtemps convoitée, des mains de ma Mémère :
Des lunett’ de soleil, à la Linda Mauclaire
La « star » de cinéma, nativ’ de Cavalaire

C’était la pré-Bardot, icôn’ de toutes les filles,
Au chic d’avant-garde (fesses à roulement à billes !)
Et que nous rêvions toutes d’un jour éclipser
Et ses lunettes noir’ c’était le fin « bouquet »

Du vrai chic estival avec de faux brillants
Incrustés dans les bords, détails étincelants
C’était touche final’ d’la suprême élégance
Chez les « bêtes de scène » de Navarre et de France

Pour achever la joie de c’te belle journée,
J’allai, en sautillant, voir avec la « Manon »
L’unique « Forêt des singes », sanctuaire des gibbons,
Dont s’enorgueillit l’Alsac’, province bien aimée

À peine étais-je entrée dans le charmant sous-bois,
Ô funeste pulsion, qu’un voyou d’ouistiti,
Du haut d’l’arbre feuillu, dégringola plus bas,
M’arracha, sans façons, mes lunett’ dernier cri

Avec impolitesse, oui ! il m’les enleva
Et le temps d’un clin d’œil, se les appropria,
Puis disparut, très haut en souples enjambées
Dans le mystère vert de haute canopée

Encore l’école

Thème inépuisable pour une ancienne (deux fois) de la communale : les fables de La Fontaine. Au cours moyen première année, nous abordions les fables, textes un peu difficiles pour les enfants. Écoutez l’intervention d’un redoutable dialecticien.

Le maître venait de finir de nous lire Le corbeau et le renard.
La classe, charmée par la lecture expressive, se taisait. Un des gars de la classe leva le bras en agitant la main frénétiquement :
– M’sieur, m’sieur, il s’est trompé, La Fontaine ! Écoutez c’qu’il dit : « Le corbeau, honteux et confus, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ! »
Bon et ben ! le corbeau ne pouvait pas jurer ça, avant de s’être fait prendre ; il a juré juste à temps, pas trop tard !
Pas mal, à huit ans, petit bonhomme contre grand bonhomme, non ?

Encore l’école

Quand je pense à l’école
Aux fleurs de marronniers,
Soudain, mon cœur s’envole,
Tendez vos tabliers !

Allez ! filles z en galoches,
Les gars sous vos bérets,
Ne gardez en vos poches
Vos langues aiguisées

Dansez et sans retard
Vos rondes endiablées
« Qui passe, ici, si tard ? »
Et : « tapons la bourrée ! »

Pis, : au palais royal,
Le si beau quartier,
Y a mon petit ch’val
Qu’est mal attaché,

Comme on fait au Ciel,
Dansons la vir’lotte
Gabriel, Raphaël
La dans’ ravigote,

Tandis qu’la maîtresse
Corrige nos cahiers ;
Bien au chaud, la traîtresse
Au lieu d’nous surveiller !

PS : il est interdit aux maîtresses de rester en classe durant les récrés c’est aussi, leur travail de surveiller attentivement les cours où jouent les enfants.

Enfance de fille

J’aimais besogner au jardin :
En manipulant la berouette,
Fair’ de gros bouquets d’lupins
Couper l’herbe à la serfouette,

Mettre un bonnet au p’tit lapin
Et le coincer dans la poussette,
Lui mettre un ruban d’satin,
En l’appelant : « ma poulette » !

Pis, fair’ péter des amorces
Derrièr’ le dos d’la chèr’ soeur ;
Tailler un p’tit sifflet d’écorce
Comme faisait le trimardeur,

Siffler une herbe entre deux pouces
Ou péter la bas’ des coucous,
Siffler, avec deux doigts en bouche :
C’était de peu coûteux joujoux !

Allumer des feux de Bengale
La nuit tombée, près de la fosse,
Écoutant crisser la cigale,
Se déguiser en Carabosse,

Faire sursauter la fermière
En détachant son tablier
En me faufilant par derrière
À pas de loup, pour l’embêter,

Mon Dieu ! ce n’était pas méchant !
D’ailleurs, ell’ se prêtait au jeu,
Criant plus qu’il n’était séant,
Et je n’y voyais que du feu,

On se fabriquait des chapeaux
De feuilles fraîches d’aubépine
D’épis de blé, d’coquelicots
D’cœurs-de-Marie, ou d’églantine,

On savait chanter des refrains
Qui faisaient honte à notr’ Mémère,
Avec des gars des p’tits vauriens
Les fils de la garde-barrière

L’enfance est un âge épatant !
Heureux qui l’garde jusqu’à cent ans

Enfance, où es-tu…

Enfance… Ô ma douce enfance,
Mon enfance lointaine,
Terre de joie ; d’espérance,
Ne courrons pas la prétentaine…

Parents merveilleux, douceur,
Sécurité… rires fous…
Maison-cocon et chaleur,
Mais où donc êtes-vous…

Ce temps où l’on croyait
Qu’ le bonheur était dû…
Que de l’envers des choses
N’avions encor rien vu…

Ô souvenirs sacrés,
Investissez les lieux !
Sur nos vies défoncées,
Baume miséricordieux…

Entre loup et chien

Qu’il est doux de dormir quand la ville s’éveille
Qu’on entend vaguement tous les bruits de la rue !
Que le cœur endormi hésite et s’ensommeille
En se laissant bercer par ballade incongrue

C’est là qu’on peut flotter entre deux univers
Entendre vaguement le bruit des travailleurs
Des gamins de l’école en route vers leurs pairs
Et les cris assourdis des marchandes de fleurs

Et puis, nous replongeons dans notre autre univers !
Peuplé des inconnus, habitants de minuit
Et de nos morts chéris, en voyage à l’envers
Qu’il est doux de dormir à la fin de la nuit

Parfois tout est silence à cause de la neige
Et tous nos chers amours défilent en cortège.
Qu’il est doux de dormir quand la ville s’éveille