Les morts de la rue

C’est un gros péché d’pas avoir eu de chance
Et de se r’trouver à coucher dehors :
Tu sens la vieill’ crasse et la graisse rance
Que tu trouves à mettr’ sur un hareng saur.

Dame, on mang’ c’qu’on peut, fouillant les ordures
De tous les bourgeois qui jett’ à plaisir
Les restes avancés et les fruits trop mûrs
Encor’ bien contents de se les farcir

On ne sent guèr’ bon, et l’on marque mal
Et puis on se saoul’ pour avoir moins froid
Et pour oublier les violons du bal
Quand une Marion nous tenait les doigts

Tous les bons messieurs, les dam’ patronnesses
Voudraient nous tirer d’nos abris d’carton
Pour nous emmener nous chauffer les fesses
Dans le grand dortoir d’une vraie maison

Mais sans réfléchir qu’c’est multiplier
Par trois, sept, huit, dix ou douze ou vingt
La gross’ malchance qui nous a blessés
Ils voudraient qu’on dorm’ dans l’odeur du vin,

Des éclats de voix, des coups de folie
Des pets et des rots d’nos frèr’ de misère
Les rêves glaireux et les dégueulis,
La tête appuyée sur la gibecière

Pour pas s’faire faucher le peu qui nous reste
Le quignon de pain et nos deux, trois sous.
Et encore, ils croient nous faire un beau geste
À pas nous laisser dans le froid des loups

Pouvez-vous nous dire ce qu’on ferait d’nos chiens :
Les seuls vrais fidèl’ qui nous ont aimés.
Tout seuls dans la rue ? Réfléchissez bien !
Rengainez donc vite vos bonnes charités.

Nous sommes des homm’, mêm’ pas beaux à voir
Prêtez-nous un coin, même tout petit,
Bien clos, bien tranquil’, juste pour ce soir,
Pour s’poser un peu, et vraiment dormir.

Pour dormir sans peur, comm’ tout un chacun
Chacun sa tanièr’ pour être tranquille
Se laisser aller sans bruit importun
Pendant que roupill’ tous ceux de la ville

Trois mètres sur trois, un petit carré
Une port’ qui ferm’, ça c’est bien certain
Pis, au pied du lit, un lainage plié
Pour le p’tit copain au pelage brun.

Et pour quelques heures ça s’rait l’paradis,
Les bons yeux du chien à la fin d’la nuit,
Enfin requinqués d’avoir bien dormi
Ses yeux pleins d’amour vous diraient : « Merci ! »