Rives de la Loire

I

Cela va être une saga, au moins quatre épisodes amis des bords de Loire, écoutez ça.
C’était en quarante deux, et c’était la guerre et j’avais huit ans. Notre ville vivait grise et triste et humiliée sous la botte allemande. L’occupation était sinistre et humiliante, très humiliante quand ils défilaient dans nos rues au son de leurs lourds refrains, de leurs chapeaux chinois avec leur fausse bonhomie, et leur arrogance, tandis que les mamans faisaient la queue dans le froid pour quelques maigres pitances non loin d’un immeuble d’où on entendait des cris, parfois. Ce soir-là, mon père avait failli se faire abattre par un soldat allemand, complètement « shlass », vers vingt trois heures, en rentrant d’une répétition d’orchestre, au théâtre où tout le monde avait travaillé dur sur un concerto de Mendelsohn, œuvre interdite, en raison des origines de l’auteur. Mon père l’avait déclaré sous le nom de Bartoldi, aucun rapport avec la suite. En regagnant de nuit, notre maison, rue de la Bretonnerie, il s’était fait menacer par un bruyant soldat allemand, complètement « torché », revolver à la main. Par bonheur, pour son salut, débouchèrent soudain, au coin d’une rue, deux grands gaillards d’officiers allemands sous leurs élégantes capes à revers rouges, tout à fait sobres ceux là, et soudain, fâchés fâchés, ils délivrèrent Papa, l’un en empoignant avec fermeté le gugusse, l’autre, l’étalant sur le trottoir, d’un foudroyant coup de pied au cul.

II – Été brûlant

C’était l’été en quarante-deux,
Avec les fridolins, hélas, comme gardiens !
Mais il régnait ces jours, climat moins rigoureux,
À cause de l’été sans doute, écoutez bien :

Las des horreurs de la guerre, Français et Allemands
S’faisaient plus détendus, r’léguant
Au fond d’leurs têtes cette abominable vie :
C’est pas la joie, la guerre ! Bonjour mélancolie.

J’étais bien petite et je m’promenais,
Dessus la rive droite de notre chère Loire,
Sous l’aile de Julie, nativ’ du Gâtinais,
Acolyte’ de Maman, de notre nid la gloire !

À cet instant choisi ; j’vis spectacle inoubliable,
Dimensions et couleurs du sexe masculin :
Entrevus jusqu’alors sur mes petits cousins,
Se déroulait en Loire spectacle inoubliable

Sur le « duis », au centre du fleuve, trois jeunes bidasses,
S’amusaient comme fous, trois très jeunes troufions,
Nus comme vers, exceptés bottes et ceinturons,
Et casques teutons fixés sur la calebasse.

Dans les sables, ils défilaient, avec des chants
Guerriers et grosses rigolades, avec beaucoup
De kif, ils défilaient, braillant leur joie de vivre,
Ils défilaient à la belle « queue leu leu »

Et pour avoir encore plus mine fière
Le dernier s’était mis plum’ de paon dans l’derrière.

Avec leurs chants guerriers et grosses rigolades,
Ayant probablement besoin d’un temps d’jeux,
D’insouciance enfantine, d’un peu de galèjade,
Pauvres gamins arrachés à leur terre,
Avec comme appât l’hypothétique croix de fer,

On vous pardonne petits bidasses, comme
Vous avez bien fait, en attendant Stalingrad

III

Nous ne sommes plus en guerre. La ville a rebâti ses maisons. On a été bien contents de recevoir beaucoup d’Algériens heureux de nous aider par leur travail à rebâtir nos maisons. En juin cette année là, il y eut, sur la rive gauche de la Loire, une très joyeuse kermesse avec trois manèges ; des stands de tir, du tir à l’arc, une loterie où j’eus la chance de gagner un lapin vivant, nous étions un trio très gai et exubérant de bonnes copines de lycée, vive la vie sous les arbres qui frissonnaient sous le vent de Loire bras dessus, bras dessous ; des fleurs dans nos chignons. On rigolait beaucoup. On prenait du bon temps, en suçant des pommes d’api en sucre au bout d’un bâton. Nous visitâmes, le cœur battant, une cartomancienne, et puis, on finit vers le soir par s’arrêter devant des tréteaux où un vieux maigrichon présentait des tours de cartes « gagnants » : il nous faisait beaucoup de boniment, présentant ses cartes en paquet nous enjoignant d’en choisir une. Nous les coquines avions très bien repéré qu’il nous faisait habilement le coup de la carte forcée. Alors, avec des rires, on se faisait un plaisir de prendre une autre carte, il commençait à y avoir pas mal de public, et le pauvre suait de grosses gouttes d’humiliation car ses manœuvres rataient. Au bout d’un moment, je n’oublierai jamais, il nous souffla tout bas : « laissez-moi donc travailler ! » Oh mon pauvre regard ! nous partîmes en lui disant au revoir, et rentrèrent chez nous, interdites et pas fières, sous un beau soleil de fin de journée, dans notre magnifique et humide paysage, sous le miroitement des eaux du grand fleuve, la rigolade était finie.

V – Dimi, dis-moi en italien

Mon amour, mon ami
Te souviens tu, Dimi
Des ballades de nuit
Oui, juste avant la nuit

Dans la douceur du soir
Tout au bord de la Loir’ Sus l’cadr’de ton vélo
Mon Dieu : qu’c’était y bô !

Tu m’ram’nais chez maman
Mon fiancé charmant
Et les bruits de la Loire
Sont tous dans ma mémoire

L’doux clapotis des eaux
Et les cris de vaneaux
Et l’oiseau à long col
Qui lourdement s’envol’

Dans le parfum du soir
Au beau temps de l’espoir
Toi et moi ont changé
P’tit’ mémère et pépé

Mais nos cœurs ont gardé
Le souv’nir enchanté
Cette chevauchée
Sur la vieill’ bicyclette
Jeune gars et fillette
Le long du fleuv’ de gloire
Vivante en la mémoire

VI

Chers amis,

J’achève ma saga de la Loire, par un épisode triste vécu il y a cent ans dans ma famille car, c’est un autre aspect de la vie du grand fleuve, de nombreux suicides.

À St-Benoît-sur-Loire, un jeune cousin d’une trentaine d’années se jeta dans l’eau noire du fleuve tout habillé, par le refus de l’épouser de la fille qu’il aimait depuis toujours. La famille, dans le désespoir ne retrouvait pas le corps du disparu. En désespoir de cause les parents recoururent à un procédé quasi magique, très connu dans la province : on pris un de ses sabots où l’on arrima, au talon une grosse bougie que l’on alluma. Puis, après une prière collective de tous, quelqu’un lança sur la Loire la minuscule embarcation. Le lendemain, on apprit que trois kilomètres en aval, le sabot s’était arrêté à quelques centimètres du corps du désespéré.

Voici de ces histoires de la Loire et du vieux temps.