Le sirop d’la rue

Petites « baroules » en proses dans la rue Sainte-Catherine car, savez-vous, il n’y avait pas que les petits marchands pour animer cette rue Sainte-Catherine, mais toutes sortes de personnages pittoresques et d’enfants pas riches, mais pleins d’inventivité.
Attention le rideau se lève.

I

J’avais oublié la marchande d’oublies : elle passait, poussant une voiturette où l’on pouvait voir une roue de la fortune. Chaque client, d’ordinaire très jeune, mettait une pièce dans la machine et la roue tournait, accompagnée par une musique éraillée et plaintive, et l’on pouvait gagner de une à cinq oublies, petits croquets simplets mais bien enrobés de sucre en poudre : le bonheur ! Dès la mi-octobre, il y avait aussi le père « ça brûle » qui faisait rôtir d’excellents marrons avec ce refrain lancé avec vigueur :

Approchez, approchez
Venez devant
Je vous les vends
Mes beaux marrons de Lyon
Mes marrons tout chauds tout chauds
Ca brûûûle ça brûûûle
Approchez les d’moiselles, venez les toutes belles
Les grands garçons vous paieront des marrons, ça brûûûûle

Et puis bien sûr ! y avait la Marie peau d’lapin qui chantait à voix forte : « peauuux d’lapin peaux ». Celle-la, pilier du quartier, ne vendait rien, mais achetait aux ménagères les peaux de défunts lapins. Elle fit une petite fortune comme ça, et sur la quarantaine trouva à se marier comme on disait, malgré ses moustaches. Tout le quartier alla à l’église, où un ami de mon père jouait aux grandes orgues le thème « pôoooo, pôooo d’lapins » au bonheur de toute l’assistance.

II

Pour yuba, qui me l’a demandé, et le veilleur qui y retrouve des souvenirs

La rue Sainte-Catherine serpentait torve entre de vieilles maisons de pierre et d’ardoise. La première du côté de la rue Jeanne d’Arc était la coutellerie sombre de mes grands-parents. Le bruit de l’atelier toujours en activité avec sa machine rudimentaire actionnée par un tambour, où grimpait un bon gros chien bâtard nommé lui aussi Tambour. Il tricotait des pattes pour le faire tourner, et il y avait eu un procès avec les voisins à cause du bruit !
Le grand-père, coutelier émérite se disait par vantardise : c’est moi B., le plus voleur de tous les rémouleurs, et qui s’en fait gloire et honneur ! Tu parles, Charles, beaucoup de travail, pas beaucoup de fric. À côté de çà, il était choriste et chantait chaque dimanche au théâtre dans toutes sortes d’œuvres lyriques, j’y reviendrai.

À côté c’était la Cayenne des compagnons charpentiers du Devoir de Liberté (dits devoirants). La « Mère », belle créature aux formes généreuses et aux cheveux noirs coiffés en belvédère, pose sur une photo, dans la rue, entre son mari, un peu falot, et un superbe et grand compagnon dit « Périgord l’ami du trait ». C’était l’amant de la mère, auquel même le mari était attaché, cocu magnifique s’il en fût. Sur cette photo ils posent au milieu d’une douzaine de compagnons et à côté de merveilleuses maquettes de toiture exposées sur une fausse table faite de planches et de tréteaux. Le trio peu banal fonctionnait sur un mode de connivence stupéfiant à l’époque.

À côté, c’était le bar brasserie tenu par le « Beau Dumain », où l’on pouvait déjeuner « À La Fourchette », C’est à dire que pour quelques sous, chacun piquait à l’aveuglette au fond d’une profonde marmite et ramenait, soit un morceau royal soit un brimborion pitoyable, à la fortune. Ce bar était à la vérité un petit bobinard, vous en saurez plus demain. Bonne nuit, gens du vingtième siècle.

III

Donc le patron du petit boxon en question était un séducteur, fort bel homme et le sachant. Peu après la fin de la grande guerre, un client un peu « schlass », le traite d’embusqué. Mon Dumain derrière le zinc, théâtral, ouvre sa chemise en grand, découvrant son viril torse velu, velu et criblé de cicatrices : « Et ça, connard ! j’les ai ramassés où donc ? ». Bref le grand opéra ! Il y avait là tous les soirs deux ou trois gisquettes, bof ! pas des beautés vraiment ! mais les « parties » n’étaient pas chères. La plus ancienne et la plus gentille aussi, la môme Cacahuète, avait déniaisé l’apprenti de pépère (le coutelier) et racontait partout quand elle en avait un petit coup dans l’nez : « Ce p’tit bonhomme il savait pas trop s’y prendre. Ah ! bon an mal an ! vl’à qu’on y arrive ! j’lui dis comm’ ça : tu jouis, petit ? I’m’répond tout r’tourné : oooooh ! oui, Madame ! »

Juste après c’était la boutique de Léon Rosenthal, un tailleur à façon très habile, Juif lituanien, un Litvak comme on disait, la crème des bonshommes, on peut l’dire mais qu’avait des inventions pas ordinaires. Pour faire admirer son talent, il avait une publicité inédite : il installait après cinq heures ses deux gamins à faire leurs devoirs sur une table installée dans sa vitrine du dehors. Les passants admiraient les jolis petits costumes que portaient Siméon et Caleb, qui interrompaient parfois leurs devoirs pour échanger des coups d’pieds et des coups de règle.
Aaaah ! cette rue Sainte-Catherine ! demain vous verrez à quoi s’occupaient les plus jeunes avec beaucoup de ressource d’imagination

IV

En ce temps-là, rue Sainte-Catherine, la rue de mes grands-parents couteliers, il n’y avait de trafic que celui des fiacres et des voitures à chiens, ce qui fournissait aux plus jeunes un espace de jeu sans danger, les fiacres s’annonçant de loin par les bruits de roues et les claquements de fouet et les imprécations des cochers !
René, mon père avait environ neuf ans, « La Joconde », petite voisine, huit ans, et Bébert l’âme damnée, onze ans, fertile en trouvailles malfaisantes. Tous hantaient la rue de cinq à sept heures du soir, suivis docilement par trois ou quatre minots peu pressés de se mettre aux devoirs du soir. Il y avait, bien sûr, tous les jeux de billes, avec leurs rites secrets, s’entrecroisant dans les caniveaux et les bouches d’égouts ; la plaisanterie classique de la pièce de monnaie trouée lestée d’un fil de pèche invisible et faussement abandonnée sur le trottoir, qu’une main malicieuse tirait brusquement, de derrière une porte, à l’instant ou un pauvre naïf se penchait vers le sol pour la saisir. Le gros pavé caché sous un vieux chapeau, pour le plaisir de voir un malheureux shooter dedans et s’esquinter le pied. Et puis les adeptes de telle ou telle « société secrète » se croisant en se saluant, yeux dans les yeux, mains sur le cœur avec un caverneux et rituel « enfer et damnation ».

Il y avait les préparatifs de matinées de pêche en duo, avec mon père et Bébert, le cousin d’en face, qui se liaient les poignets par les extrémités d’une longue ficelle, passant au premier par les deux fenêtres, et tendue de façon qu’à la pointe du jour, le premier réveillé tire hardiment pour réveiller l’autre, pour partir à la fraîche ensemble en Loire, vers « l’égout du sang » près des abattoirs, lieu notoirement poissonneux.

Tout ça c’était le tout-venant des amusements. Écoutez une invention de Bébert.
Un soir ils étaient à trois penchés mains sur les genoux vers une bouche d’égout, et Bébert ameutait à voix forte : « si si, je te dis, regarde ! il va sortir ! ». Peu à peu les passants intrigués s’arrêtaient pour observer, eux aussi. Même des messieurs en chapeaux melon et de respectables matrones. Quand il y eut pas mal de curieux anxieux de voir apparaitre un rat, Bébert, fesses en l’air, lâcha un formidable pet en criant : « ça y est, il est sorti, j’te l’avais bien dit ! », sous les cris indignés des témoins : « Voyous, espèces de petits dégoutants ! ».

So long, adieu la rue de papa, adieu temps oubliés.