En l’année 1912

En l’année mille neuf cent douze,
J’ai perdu le goût du pain,
Versé larmes de jalouse,
Pleuré du soir au matin.

Tout ça parce qu’y’avait un drille,
Qui m’avait fait les yeux doux,
Quand j’étais jeune et gentille,
Dans ma robe de pilou.

J’comptais bien m’faire un’ famille,
Quand il me tenait la main,
Les beaux soirs sous la charmille,
Où il m’faisait des câlins.

Il venait de la Durance,
Qu’il avait les yeux brillants !
Il m’donnait de l’espérance,
Avec tous ses boniments.

Pis, m’a préféré une fille,
Toute couverte de sous,
Rencontrée à la gambille,
Adieu les beaux rendez-vous.

J’ai pleuré, pleuré d’souffrance,
C’était bien intelligent !
Y’a pas qu’un seul gars en France,
J’ai bien gaspillé mon temps !

J’ai langui plus d’trois années
Perdant le goût de l’ouvrage,
Sans aller à l’assemblée,
Sans poudre sur le visage

Et plus tard, j’ai connu Pierre
Qu’était pas du genr’causant.
Savait rien d’la tendre guerre
Ni fair’ de beaux compliments.

M’a traînée à la mairie.
J’étais pas bien emballée
Oui, mais savez-vous ceci ?
Je me suis mise à l’aimer.

Il m’a établie fermière,
Il m’a fait trois beaux enfants.
On a cent hectares de terre
Où les blés y vont grainant.

Et le soir, je suis bien fière
Quand je regarde mes champs.
J’me demande quelle sottisière
J’étais en m’rongeant les sangs.

Et pourquoi qu’j’ai tant souffert,
Je me l’demande à présent.
Je suis si bien près de Pierre.
Sait toujours pas m’dire comment.

Il m’chérit à sa manière
Sans me dire un mot charmant.
Tout ça c’est un grand mystère,
Faut pas chercher plus avant.

L’autre, avec son héritière,
A été cocu… beaucoup !
Un’ drôle de particulière !
Mais de tout ça, moi, j’m’en fous.

Comme elle est fort dépensière
Furieusement grippe-sous,
Ell’ lui a bouffé tout l’douaire
Et le capital itou,

Et l’a laissé sans un sou.
Depuis, ell’ fait la fruitière
Du côté du Lavandou
Ça marche fort, elle est fière :

Elle sait accrocher l’client
En ondulant par derrière,
En rigolant par devant
C’est rien qu’une aventurière…

Elle a pas trop à s’en faire :
Leur seul fils qu’est un marlou
L’aide bien à sa manière
Il finance et gère tout.

Paraît qu’lui s’est mis à boire.
Je suis triste en y pensant
Il suit les marchés, les foires
Gagne sa vie chichement.

On dit qu’il fait rémouleur
– Quand il est pas au bistrot !
Ça m’fait quand mêm’ mal au cœur
J’y veux pas d’mal, à c’t’idiot…

Pour moi ma vie est « pépère »
Près d’mon homme que j’aime tant
Il mène bien son affaire
Et j’le vois toujours content.

Ma fill’ m’a rendue grand’mère ;
J’fais des crêpes aux p’tits enfants.
J’vous jure : je n’pense plus guère
Aux chagrins de mes vingt ans.

Tiens ! Voilà Pierre qu’arrive
Ses yeux doux sous sa casquette
Sa tendresse toujours vive
Me rend toute guillerette.

Viens, mon Pierre, on va se boire
Un p’tit coup de Sauvignon.
T’as l’air fatigué ce soir !
C’est-y bien à la maison !