À la rhumerie Martiniquaise

Explication de la vieille Flipote
Vous allez dire que je radote avec mes souvenirs de jeunesse…
Mais de quoi parlerais-je ?
À seize ans, pensionnaire chez les sœurs, rue de Vaugirard, j’allais tous les matins au lycée Fénelon, préparer mon bac philo, près du Carrefour de l’Odéon. L’école des Beaux-Arts était à deux pas, rue Bonaparte…
Le hasard des emplois du temps du lycée faisaient que tous mes cours étaient groupés le matin, donc j’étais tout à fait libre les après-midi.
Mes parents m’avaient fourrée chez les sœurs pour m’éloigner temporairement de mon amoureux, dans l’idée de favoriser un travail ininterrompu.

Quand je jouais du saxophone
Avec deux grands gars des Beaux-Arts,
Vraiment je ne craignais personne :
On « jazzait » un peu au hasard…

C’est vrai, on n’avait peur de rien
À la rhum’rie Martiniquaise.
Je me sentais vraiment très bien
Aucun complex’, rag-time à l’aise !

Naturellement, ma famille
Ignorait tout d’ces à-cotés
Ils me croyaient sage « fifille »
Par le bachot, toute occupée…

Mon Dieu, qu’on a-t-y rigolé
Avec mes apprentis rapins,
Qui, plutôt qu’une tass’ de thé
S’envoyaient gaiement du gros vin…

Mais là, j’oubliais mes devoirs,
Avec notre Sidney Béchet ;
Car oui, on jazzait tous les soirs
Que ce temps-là était donc chouette !

Ces deux gaillards, mes compagnons,
Beaucoup de barb’, pas beaucoup d’fric,
Jouaient d’la guitar’, du mirliton
C’était Beaudoin et le Bozic.

Aujourd’hui sont arrière grands-pères,
Et ils ont sûr’ment oublié
Le saxophone de la bergère
Qui les suivait dans les cafés

Où sont les copains de ce temps
Qu’on employait si bien à l’aise…
Que sont-ils devenus maint’nant
Loin de la rhum’rie martiniquaise…

Épilogue : le petit argent que je me « grattais » ainsi, avec tant de plaisir, me permit d’aller tous les jeudis, aux matinées de l’Odéon, au poulailler (c’était moins cher), et j’avais de belles petites jumelles de nacre dénichées aux puces de St Ouen, et puis, le cinoche, les musées, tout quoi. C’était la belle vie ! Ne vous méprenez pas avec mes potes, il n’y avait pas l’ombre d’un flirt, même pas le moindre petit compliment. C’était comme ça.