Petit morceau de vie

Le mancheux du supermarché

Je sortais d’Auchan, mon chariot plein comme un œuf, épuisée, comme d’habitude par ce pénible parcours ! J’avais eu des problèmes avec la voiturette électrique qui s’arrêtait obstinée comme un mule, tous les dix mètres, et un binôme de deux jeunes missionnaires mormons, mignons comme tout, mais qui tentaient, en profitant de mes immobilisations forcées, de m’évangéliser en douceur avec un fort accent de l’Ohio, insolite. Bon an mal an je sors à l’extérieur, dans un froid cruel et j’attends le passage de ma fille qui doit me reprendre avec sa voiture. Peu à peu j’entends à l’harmonica, une ligne mélodique que j’adore, le thème du Parrain. « Parle plus bas, car on pourrait bien nous entendre ! » Un son délicieux, plaintif, plein de sentiment, presque des sanglots, je suis sous le charme, je regarde d’où ça vient, de l’autre côté de la route assis sur une borne, une silhouette assise, vêtue d’un gros tricot et d’un gros bonnet informe qui lui cache le visage ; un petit bonhomme, d’un certain âge. Je m’approche doucement avec ma petite obole dans la main et, la déposant par terre dans son béret, j’engage la conversation pour dissiper, entre nous, le petit malaise de donner en public et de recevoir de même. L’homme lève la tête et me répond avec une douce pertinence et des propos si choisis, si élégants et surtout sensibles sur les effets de la musique sur un cœur délabré, je n’en reviens pas, je suis de plus en plus charmée, et stupéfaite. Nous nous quittons, bons amis sur ces mots : « vous savez, Madame, avec un instrument, on est jamais seul. » Je ne l’ai jamais revu depuis, quel beau cadeau que ces cinq minutes partagées à la sortie d’Auchan. Je pense souvent avec gratitude et tendresse à ce vieux visage mal rasé, et à l’éclat de ses yeux enivrés de musique.